Le puits

C’était un puits sans fond. Contrairement aux autres puits, celui-ci n’avait pas de fin. Lorsqu’on se penchait pour voir le niveau de l’eau, il était impossible de savoir s’il y en avait ou pas, car on ne voyait que de la lumière éternelle. Et pourtant, en plongeant un seau jusqu’au bout de la corde qui entourait la poulie, puis qu’on le remontait, le poids indiquait déjà qu’il n’était pas vide. Et encore plus surprenant, en le posant sur la margelle, on constatait qu’il était plein à ras bord.

Dans le village, tout le monde savait que ce puits était magique et tous les habitants s’y rendaient journellement pour remplir leurs réserves. De plus cette eau était délicieuse, meilleure que toutes les eaux de source connues de la planète terre ! Chacun était bien conscient de la chance qui avait été donnée au village de posséder un tel puits et, même si personne ne savait, ni comment c’était possible, ni qui l’avait construit, tout le monde en profitait. Que ce soit pour boire, pour abreuver les animaux, pour se laver … tout le village profitait de ce don du ciel.

La vie s’écoulait ainsi joyeusement. Il régnait une douce quiétude que rien, ni personne ne semblait pouvoir interrompre. Le maire était si heureux de ses administrés qu’il avait même décidé de renommer le village, de sorte que l’ancien nom avait disparu. La nouvelle pancarte avait été placée à l’entrée du village, mais il n’y en eut pas à la sortie, car à l’unanimité il avait été décidé lors d’un vote, qu’on entrait dans le village mais qu’on n’en sortirait plus. C’était un peu à l’image du puits : on y voyait l’ouverture mais pas le fond. Était-ce le besoin de se croire éternel ? Toujours est-il que la vie semblait ressembler à ce puits : sans fin.

C’est pourquoi le village se nommait dorénavant : « Le village sans fin du puits sans fond ».

Ce village fonctionnait en réalité en autarcie et ne recevait donc aucun touriste, mais cela ne posait de problème à personne. Au moins il était préservé de l’évolution et gardait ses traditions, car il n’était pas question de les perdre et c’était parfaitement ancré dans la tête de chaque habitant.

Voici qu’un jour arriva une voiture rutilante. Elle stoppa brusquement au panneau du village. Le conducteur, vêtu d’un costume et d’une paire de chaussures brillante, en descendit et s’approchant du panneau, se gratta la tête en se demandant où il était arrivé. Il haussa les épaules puis remonta au bord de son bolide, entra dans le village en faisant crisser les pneus et stoppa sur la place. Tous les habitants sortirent en même temps de leurs maisons, ou ouvrirent les fenêtres, et ceux qui étaient sur la place, s’arrêtèrent de marcher ou de puiser l’eau du puits, stupéfaits d’une telle intrusion. Et ils furent encore plus surpris, lorsqu’ils virent l’homme s’approcher du puits et passer devant la queue pour prendre la première place.

- Eh ! Non mais, ne vous gênez pas ! Lui cria une villageoise.

- Quel est le problème ? Lui rétorqua l’homme sans gêne.

- Vous ne voyez donc pas qu’il y a la queue pour se servir ? De plus, qui vous a donné l’autorisation de vous approcher de ce puits ?

- Oh, c’est tout simple, vu le nom de votre village, je me suis demandé pourquoi ce puits était « sans fond », d’autant que c’est strictement impossible. D’ailleurs je me suis fait la même remarque pour votre village soi-disant « sans fin ».

- Ne vous avisez pas de puiser de l’eau, lui lança un villageois. Et d’abord qui êtes-vous donc, « Môssieur », qui me paraissez bien prétentieux habillé comme vous l’êtes ?

- Oui, c’est certain que côté habits, cela n’a rien à voir avec vous ici. Vous me semblez en retard sur votre temps ! Et pour répondre à votre question, sachez que je suis tout simplement un promoteur et que je suis à la recherche de lieux pour construire des immeubles. Et si ce puits est effectivement sans fond, donc je suppose qu’il y a toujours de l’eau, votre village est l’endroit rêvé pour attirer du monde. Imaginez, vous seriez connus et votre activité deviendrait florissante !

Le maire, alerté par un de ses administrés, arriva sur ces entrefaites et après avoir ajusté son unique cravate, se campa derrière le promoteur et lui dit :

- Si je comprends bien, vous cherchez à vous enrichir sur notre dos ! Eh bien, à mon avis, vous n’y parviendrez pas, car ici tout le monde s’entend très bien et de plus je ne suis pas certain que notre puits accepterait de vous laisser la moindre goutte d’eau ! C’est notre puits et personne ne nous le prendra !

- C’est ce qu’on va voir !

Le promoteur retourna à son véhicule et se saisit de son téléphone mobile pour passer des directives à son équipe.

A partir de ce jour, ce fut une vraie catastrophe qui s’empara du village. Des camions, des grues et tout un tas de matériel envahirent la place. Des ouvriers arrivèrent pour commencer les travaux. Les habitants étaient tellement désemparés qu’ils se cloîtrèrent chez eux.

Comme par miracle il se mit à faire chaud, de plus en plus chaud. Le promoteur et ses ouvriers décidèrent de plonger le seau du puits pour remonter de l’eau. Chacun à son tour tentait la manœuvre, mais curieusement le seau remontait vide ! C’était à n’y rien comprendre du tout. Pourtant ce puits était réputé pour être sans fond mais toujours plein, alors comment une telle chose était-elle possible ?

Toujours était-il qu’aucun des intrus ne put s’abreuver, ce qui posa rapidement un problème. Les ouvriers avaient commencé à percer le macadam de la place, le promoteur avait tout prévu, ses plans étaient prêts, mais impossible de faire du ciment sans eau ! Il fut surpris de constater qu’aucune maison n’était alimentée, car il n’y avait pas de canalisation et encore moins de robinet ! Comment était-ce possible de vivre ainsi au vingt et unième siècle ? Des fous, il était tombé dans un village de fous !

Lorsque que le maire et ses administrés comprirent ce qui se passait, ils affichèrent un sourire radieux. Alors tous les habitants sortirent de chez eux, allèrent sur la place et se moquèrent de concert du promoteur et de ses acolytes.

- Vous voyez bien, qu’est-ce que je vous avais dit ? Lança le chef du village au promoteur. Vous pouvez plier bagage avant que nous ne vous chassions, c’est vraiment ce que vous auriez de mieux à faire. Et un conseil : ne cherchez pas à sortir du village en marche avant, car vous n’y arriverez pas. Rebroussez chemin, ici il n’y a pas de pancarte de sortie !

Après bien des manœuvres, les camions, grues et camionnettes repartirent en marche arrière, car lorsque les ouvriers virent que le promoteur était coincé à l’autre bout du village sans pouvoir en sortir, ils se dirent qu’il valait mieux suivre le conseil du maire. Tout le monde déguerpit plus vite que prévu et sans demander son reste.

Les villageois, soulagés, refirent la queue pour se servir de leur eau qui ne les avait pas trahis. Ils bouchèrent les trous et tout redevint calme.

Une grande fête fut décidée pour célébrer ce merveilleux jour et remercier le puits sans fond. Un feu d’artifice fut même lancé pour l’occasion.

Le village avait repris sa vie d’avant, ses habitants savourèrent leur vie bien tranquille et retrouvèrent leur unité.

Que devint le promoteur ? Personne ne le sut, car on ne l’avait pas trouvé à l’autre bout du village, on ne l’avait pas vu repasser par l’entrée … Il semblait avoir totalement disparu, mais personne ne s’en souciait. Après tout, c’était sa faute. Alors puisqu’il savait tout sur tout, c’était à lui de trouver une issue à son problème, si tant est qu’il en existait une !

 

Danièle Berry, 18 février 2019

Date de dernière mise à jour : 14/07/2022

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