Rencontres insolites

Le sablier

La vie du sablier s’écoulait paisiblement au fil du temps qui passe, lentement et toujours à la même vitesse.

Un coup la tête en haut, un coup la tête en bas, sa vie était juste renversante mais il ne s’en plaignait pas car il avait toujours de la compagnie. Il lui fallait bien quelqu’un pour le faire fonctionner donc finalement on avait besoin de lui sinon il aurait été relégué sur l’étagère de la cuisine et se serait juste empoussiéré.

Mais bien au contraire, la cuisinière avait besoin de lui pour faire cuire ses œufs à la coque ou pour compter les temps de cuisson divers et variés.

L’enfant de la maison avait besoin de lui pour compter le temps de chercher les chiffres et les lettres afin que personne ne puisse disposer de plus de temps que l’autre.

Le père avait besoin de lui pour vérifier la durée d’apprentissage des tables de multiplication du fils aîné, celui qui est toujours rebelle.

Le sablier était donc très content de mesurer le temps pour les autres et on ne pouvait pas l’arrêter avant la fin de son temps.

Il se dit qu’il avait une belle vie et que le temps était toute sa … vie.

Le métronome

Le métronome rythmait ce qu’on lui demandait, tantôt vite, tantôt doucement. Il avait plusieurs vitesses et pour lui le temps s’écoulait plutôt de façon saccadée. Pas comme le réveil et son « tic, tac, tic, tac » ennuyeux mais il scandait les mesures du temps qui passe différemment suivant les besoins du moment. Valse à quatre temps, tango à deux temps, salsa à trois temps. Son rythme pouvait même changer tout à coup sans prévenir. Il mesurait la durée.

Lui aussi était content car on avait besoin de lui surtout pour les leçons de musique. Il avait d’ailleurs une lourde responsabilité, celle de ne pas laisser des contretemps s’installer !

Bien sûr la cuisinière n’avait pas besoin de lui car sinon les plats auraient été décousus si elle avait été obligée de l’utiliser. Nul besoin d’accélération ou de ralentissement subit, il lui suffisait de suivre son rythme comme elle en avait envie. Mais avec la musique, ce n’est pas pareil car on ne peut pas inventer à sa guise sinon Mozart ne serait plus Mozart, Bach non plus et tout irait sans dessus dessous !

Bach deviendrait Queen, Mozart se transformerait en Michaël Jackson, bref ce serait du n’importe quoi ! Mais parfois ça arrivait et certains musiciens osaient transformer les partitions et les rythmes d’origine perdaient leur identité ! Le métronome avait HORREUR de ça !! Et il ne souhaitait qu’une seule chose : rester dans cette maison si bien ordonnée logiquement !

Le double- décimètre

Le double-décimètre attendait, posé sur le bureau tranquillement. On pourrait même dire qu’il faisait une petite sieste. Sa vie se résumait à mesurer des étendues. On le prenait, le manipulait, le déplaçait à droite et à gauche pour tracer des carrés parfaits, des rectangles, des tas de figures. Ses centimètres et ses millimètres repéraient les longueurs et il servait à beaucoup de monde. Bien sûr sa vocation principale était de rendre service aux écoliers mais toutes sortes de personnes avaient besoin de lui et il en était fier malgré une certaine raideur, voire rigidité. Il ne se pliait pas facilement comme le mètre ruban qui lui avait maintes fois reproché son manque de souplesse !

Mais le petit garçon de la maison ne l’oubliait jamais sur le bureau ou à l’école et il voyageait donc beaucoup dans le cartable à l’abri dans sa pochette en plastique pour ne pas se casser.

Tout allait bien pour lui et il avait aussi une certaine tranquillité, il n’était jamais changé de propriétaire et coulait donc une paisible vie à mesurer les distances et étendues même si elles étaient petites.

Le compas

Le compas avait une vie de danseur. La plupart du temps il se déplaçait sur ses pointes, variant les tailles de ses grands écarts. Il mesurait les distances et tournait souvent en rond.

L’écolier avait besoin de lui pour tracer les multiples formes géométriques imposées par son enseignant.

Le mathématicien avait besoin de lui pour vérifier que le nombre pi n’avait pas changé.

Le compas devait mesurer très précisément ce qu’on lui demandait car le moindre dérapage lui serait fatal et immanquablement il pourrait se retrouver à la poubelle ! Il soignait donc son apparence et sa mine … de crayon.

Le sablier et le double-décimètre

- Que vous êtes rigide ! asséna le sablier au double-décimètre.

- Et vous, comme vous êtes lent, toujours à vous écouler grain de sable après grain de sable ! répondit le double-décimètre.

L’un mesurant le temps et l’autre mesurant l’espace, impossible de se rencontrer !

Le compas et le métronome

- Il n’y a que la mesure qui compte pour vous ! dit le compas au métronome.

- Et vous, vous nous n’aimez que l’art de l’enjambement ! lui rétorqua le métronome.

C’est ainsi que, tous les jours, le compas et le métronome se chamaillaient, incapables de se comprendre.

Le sablier et le métronome

- J’aime bien votre rythme, dit le sablier au métronome, sauf quand il est trop rapide. Mais je trouve que cette séquentialisation du temps peut aider à se repérer dans une certaine logique et permet de mesurer la réalité.

- J’apprécie vos remarques et j’en suis fort touché. En ce qui vous concerne, je trouve que votre « cum tempo », cette tranquillité à suivre le cours du temps, est rassurant. Il m’apporte la sécurité, lui dit le métronome.

Et c’est ainsi que le sablier et le métronome arrivaient à trouver un terrain d’entente et parvenaient à composer ensemble.

Le compas et le double-décimètre

- Je reconnais que vous pouvez m’être d’une grande utilité à ne pas me tromper sur les distances car j’ai une certaine tendance à varier facilement mes écarts, dit le compas au double-décimètre, mais parfois vous êtes malgré tout un peu enfermant avec votre rigidité.

- Oui, je comprends mais d’un autre côté, avouez que vous tournez parfois comme une toupie et votre mouvement peut devenir incessant ! professa le double-décimètre.

Le compas et le double-décimètre se complétaient malgré quelques dissonances.

Le sablier et le compas

- Vous tournez en rond parfois, certes, mais lorsque vous vous maîtrisez, que de beaux dessins vous savez réaliser ! composa le sablier.

- Il est vrai que votre lenteur m’énerve parfois mais je rends grâce à votre calme et votre assurance qui me rassurent, ajouta gentiment le compas.

Une certaine amitié pouvait s’instaurer entre eux.

Le double-décimètre et le métronome

- Vous scandez le temps et moi je compte mes pas, nous avons une partie commune tout en étant très différents, commenta le double-décimètre en entendant les battements du métronome.

- Votre sens de la mesure spatiale est semblable à ma séquentialisation du temps. En réalité vous séquentialisez l’espace.  Nous avons donc une partie commune effectivement, reconnut le métronome.

Le double-décimètre et le métronome pouvaient donc arriver à se compléter.

Amis ou ennemis ?

Les opposés, le sablier et le double-décimètre ainsi que le compas et le métronome n’avaient donc rien en commun et il est aisé de comprendre pourquoi ils ne pouvaient ni s’entendre ni se voir.

Les complémentaires, le sablier et le compas, le compas et le double-décimètre, le double-décimètre et le métronome, le métronome et le sablier, avaient donc une partie commune, le temps ou l’espace et pouvaient donc se rejoindre.

A chacun ses choix

Le double-décimètre, le métronome, le sablier et le compas décidèrent de comprendre qui avait besoin d’eux et ils se rassemblèrent sur une table, attendant le passage des uns et des autres habitants de la maison dans laquelle ils vivaient tous les quatre.

Le père avança vers la table et choisit trois objets : en premier le compas, en second le double-décimètre et le troisième le métronome.

Ensuite la fille aînée s’avança et choisit le double-décimètre puis le métronome et enfin le sablier.

La mère s’avança à son tour et son choix se porta sur le métronome puis le sablier et pour finir le compas.

Le fils eut bien des difficultés à choisir car la règle du jeu l’ennuyait fort mais il finit par s’orienter sur le sablier puis le compas et enfin le double-décimètre.

Chacun des personnages avait donc choisi trois objets sur quatre.

Le père avait donc laissé le sablier.

La fille aînée avait laissé le compas.

La mère n’avait pas pris le double-décimètre.

Le fils avait renoncé au métronome.

Pourquoi ces choix ? Qu’est-ce qui expliquait que trois objets sur quatre étaient choisis et pourquoi ces objets et pourquoi cet ordre de choix ?

Pour le père, c’était simple : le compas lui donnait l’intuition du mouvement dans l’espace, le double-décimètre lui permettait de mesurer les distances et le métronome lui permettait de séquentialiser le temps car pour lui le temps était précieux et il aimait le gérer avec précision. Pas question de se faire déborder et le métronome lui donnait le rythme de ses journées.

Pour la fille aînée, en choisissant le double-décimètre, elle pouvait ainsi s’appuyer sur le concret de formes géométriques et de cadres précis, ce qui lui permettait de s’appuyer sur l’intuition de la séquentialisation de l’espace pour séquentilaiser le temps que lui apportait le métronome. Mais son attirance pour la souplesse temporelle lui fit choisir le sablier en dernier car elle aimait le temps qui s’écoule harmonieusement.

La mère avait choisi le métronome car l’intuition du rythme temporel  scandé par le métronome lui permettait de couler ses jours dans le rythme régulier du sablier. Mais elle ne pouvait rester dans l’univers temporel et en prenant le compas, elle pouvait ainsi accéder aux rondeurs de l’espace.

Quant au petit dernier, le sablier lui convenait car il n’avait pas vraiment le sens du temps organisé rigoureusement. Son dévolu se porta bien sûr sur le compas qui lui permettait de produire les dessins les plus originaux et surtout de les remplir de couleurs variées au gré de son imagination. Ces formes représentaient les personnages des contes qu’il s’inventait et dans ses doigts le compas tournait et retournait comme une toupie. S’il avait choisi le double-décimètre en dernier c’est parce qu’il sentait bien qu’il devait trouver un moyen pour fermer l’espace infini pour se cadrer.

Ce qui manquait au père était donc le sablier, le temps qui s’écoule sans le fermer, sans le répéter suivant les occupations. Avec le métronome il pouvait organiser son temps car il suffisait de changer son tempo mais sur le sablier il n’y avait aucun moyen de pression, aucune influence possible. La seule solution était de lui retourner la tête avant la fin de l’écoulement de son sable mais le sablier avait horreur de cela !

La fille aînée ne trouvait aucun intérêt au compas qui la faisait tourner en rond et ne lui permettait pas de trouver une certaine logique d’autant que parfois la pointe du compas glissait sur les feuilles et patatras tout ce qui était construit se défaisait inévitablement !

Pour la mère, le double-décimètre était très angoissant car fermer l’espace et utiliser un objet aussi rigide ne lui plaisait pas du tout. La règle était rigide et ses angles pointus. Cela ne pouvait lui convenir.

Quant au fils, le métronome l’énervait par sa régularité temporelle qui ressemblait aux soldats qu’il avait vus dans les documents que son professeur d’histoire projetait en classe. « Une, deux, une, deux », rien de très original dans cette démarche ! Lui, ce qu’il aimait c’était la créativité même si ses idées étaient parfois hurluberlues !

Le père comprit que malgré tout, s’il voulait réussir dans certaines circonstances, le sablier pourrait bien l’aider.

La fille aînée comprit que le compas pouvait aussi l’aider à faire de beaux dessins.

La mère comprit que le double-décimètre pourrait lui permettre de ne pas se tromper dans ses travaux de bricolage, assez rares cependant.

Le fils comprit que le métronome pourrait lui permettre de réussir à apprendre le solfège, à se plier aux règles car il suffisait finalement de suivre le tempo.

Chacun décida donc de s’entraîner à utiliser les quatre objets du premier au dernier.

Le père utilisa donc tour à tour le compas puis le double-décimètre puis le métronome et enfin le sablier.

La fille mania le double-décimètre puis le métronome puis le sablier et enfin le compas.

La mère utilisa le métronome puis le sablier puis le compas et enfin le double-décimètre.

Le fils manipula le sablier puis le compas puis le double-décimètre et enfin le métronome.

Et le tour des objets recommençait dans le même ordre pour chacun d’entre eux.

Finalement tout le monde était bien occupé dans la maisonnée, surtout les quatre compères, le double-décimètre, le métronome, le sablier et le compas.

Et peu à peu tous leurs désaccords disparurent, les opposés avaient trouvé un terrain d’entente et avaient enfin pu se rejoindre.

 

Danièle Berry, 26 septembre 2011

Date de dernière mise à jour : 27/06/2022

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Commentaires

  • Berry Michel
    • 1. Berry Michel Le 30/10/2024
    Ce conte est un de mes préférés sur une question majeure : comment faire pour que les singularités soient reconnues comme des facteurs de richesse plutôt que comme des ferments de discorde.

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